75.
Le matin du 17 décembre, à New York, David Hudson se sentait plus gêné par son handicap que cela n’avait été le cas depuis des innées.
Il tenait fermement Billie Bogan enlacée avec son bras valide, la guidant de manière protectrice dans une marée humaine sur la Cinquième Avenue. Il ne voulait pas songer à la reprise des opérations le Green Band – en tout cas pas pendant quelques heures encore.
Billie et lui formaient un couple saisissant. Ils semblaient avoir été peints à coups de pinceaux appuyés au milieu de silhouettes esquissées au crayon.
Billie Bogan observait David Hudson du coin de l’œil. Il leur frayait un chemin dans la cohue avec un tel sérieux. Elle éprouvait pour lui une fascination étrange… et croissante. Le fait qu’il fût manifestement épris d’elle y était sûrement pour quelque chose. Elle s’autorisait à se laisser emporter…
Emporter vers ce qui se dessinait confusément.
— Est-ce que tu aimes Noël ? lui demanda-t-elle tandis qu’ils fendaient le froid mordant de cette journée d’hiver.
— Eh bien, ça dépend du Noël. Ce Noël-ci, je me sens bizarrement fou de la période des fêtes… Je n’ai pas envie de perdre une miette des sapins, des couronnes, des vitrines scintillantes des boutiques, des Pères Noël, des églises, des chorales…
— Tu me donnes vraiment l’impression de toujours vivre les choses à fond, le taquina-t-elle.
— Ou pas du tout. Regarde un peu cette folie ! Cette monstruosité féerique !
Il poussa un cri de joie et un grand sourire fendit son visage. Cela ne lui ressemblait pas vraiment – cela ne ressemblait en tout cas pas au peu que Billie connaissait de lui.
Ils se trouvaient au pied de l’éblouissant sapin de Noël du Rockefeller Center. Une multitude de gens – principalement des couples d’amoureux de tous âges – se pressaient sur la patinoire et dans le restaurant adjacent. Tout près d’eux, un chœur de petits garçons, ravissants dans leurs soutanes et leurs surplis, interprétait des chants de Noël.
Le colonel Hudson se sentait détendu, et relativement à l’aise, pour une fois. Un plaisir excessivement rare. À savourer.
Par instants, il éprouvait des remords au sujet de sa mission, s’en voulait de se disperser, mais il savait aussi que relâcher la tension pouvait lui être bénéfique.
— Est-ce que ta famille te manque ? Tu ne regrettes pas de ne pas passer les fêtes chez toi, en Angleterre ? demanda-t-il à la jeune femme.
Leurs regards se rencontrèrent et ne se quittèrent pas pendant de longues secondes. Comme souvent depuis le début de leur relation, ils se sentaient seuls au monde. En dépit des mouvements de la foule qui avait envahi la place.
— Certains détails du passé me manquent… Et ma sœur, ma mère. Sinon, l’Angleterre ne me manque pas beaucoup, non. La vie dans les Midlands… Birmingham fait partie de ces endroits dont tous les jeunes, tous les jeunes à peu près sensés, veulent s’échapper… Si tu restes à Birmingham, tu travailles pour British Steel, ou éventuellement pour le nouveau centre d’expositions. Une fois que tu es mariée, tu restes à la maison avec ta progéniture. Tu regardes les nouveaux programmes du matin de la BBC. Tu t’empâtes, ton cerveau se ramollit. Au bout de quelques années, on a du mal à s’imaginer que les femmes ont pu être de jolis brins de filles dans leur jeunesse. Passé quarante ans, de toute façon, personne n’a l’air d’avoir été jeune, là-bas.
— Alors, tu t’es enfuie ? À Londres ? À Paris ?
— Je suis partie pour Londres dès que j’ai eu dix-huit ans. J’étais mal dégrossie, pas bien finaude, tant dans mon apparence que dans ma manière d’envisager le monde. Je voulais être actrice, mannequin, tout ce qui me permettrait de ne jamais retourner à Birmingham. Jamais.
Billie sourit ; elle était d’une pudeur touchante.
— J’ai fait quelques erreurs sans grande importance à Londres, reprit-elle avec un rire malicieux.
— Et ensuite ?
— Après cinq ans – plus ou moins – passés là-bas, j’ai décidé de partir pour New York. Et me voilà. J’espère réussir en tant que mannequin. Je suis en train de me constituer un book pour la pub… les magazines, les journaux. Je sais que je suis attirante – physiquement, tout du moins.
Elle avait raconté pratiquement toute son histoire d’une voix timide, les yeux baissés ou se posant partout sauf sur David Hudson. Des rougeurs lui étaient montées dans la nuque, avaient progressivement gagné tout son visage.
— Moi aussi, j’ai fait quelques toutes petites erreurs. Juste quelques-unes, précisa Hudson en s’esclaffant.
Tant d’émotions accumulées se libéraient en lui, à présent. Cela faisait si longtemps qu’il ne s’était pas autorisé cela.
Billie se mit à rire, elle aussi.
— Oh ! Au diable le passé ! s’exclama-t-elle, avec cependant une lueur un peu triste, ironique, dans les yeux.
Les mots leur manquèrent à tous les deux, exactement au même moment. L’instant semblait particulièrement poignant, confus, chargé de beaucoup trop de contre-courants émotionnels. Ils levèrent tous deux les yeux vers le sapin.
Billie finit par se détourner, pour de nouveau faire face à Hudson. Elle parla, d’une voix très douce, son souffle lui caressant l’oreille avec la douceur de plumes chaudes :
— Embrasse-moi, David, s’il te plaît. Ça n’a peut-être l’air de rien… mais je ne crois pas l’avoir demandé à quiconque, en tout cas pas sincèrement, depuis l’âge de seize ou dix-sept ans.
Ils s’embrassèrent dans les ombres du majestueux arbre de Noël du Rockefeller Center, le corps mince et souple de Billie contre celui de Hudson, puissant et comme au garde-à-vous.
L’espace d’un instant indicible, Hudson oublia tous les desseins qu’il avait formés pour le monde.
La justice, pour le genre humain.
La revanche, pour certains en particulier.